Article de Presse 


L'Oeil, n°203, François Loyer
novembre 1971

PARC DES PRINCES
Le temple pour la foule

On achève en ce montent à Paris, prés de la Porte de Saint-Cloud, un énorme édifice: le nouveau stade du Parc des Princes, dont la capacité avoisinera cinquante mille places. C’est un événement dans le monde du sport français: (cela risque d'en être un dans celui de l’architecture.

La construction est d'aspect étrange, inusité - tel un gigantesque ballon de baudruche, à demi dégonflé et efflanqué sur les angles, qu'on aurait abandonné là par accident. Cette image en même temps cocasse et inquiétante, en rupture complète avec son site, est le produit de conceptions neuves, audacieuses dans leur principe autant que dans leur mise en oeuvre: elle participe à un monde tout à fait différent des structures ordinairement employées dans la construction d'habitat: ce seraient plutôt des travaux publics, et des « mégastructures » qu'ils engendrent, qu'on devrait la rapprocher pour la bien comprendre.

Roger Taillibert, l'architecte du Parc des Princes, a déjà appliqué à de nombreuses réalisations sportives - dont le principe est d'exiger de très vastes surfaces de couverture - la méthode de construction en voiles minces de béton (à la piscine de Deauville, notamment) ou celle, plus complexe encore, des structures tendues (comme à la piscine du XIIe arrondissement, dont la couverture est assurée par une sorte d'immense parapluie mobile tenu sur un mât vertical).

Au Parc des Princes, l'architecte a opté pour une structure entièrement préfabriquée, formée de nervures tubulaires que solidarisent des éléments en voile mince. L'ensemble constitue un anneau de plan ellipsoïdal (251,50 mètres sur le grand axe et 191 mètres sur le petit) entourant la pelouse du stade. Le profil de l'anneau est concave: la partie basse, en porte-à-faux vers l'extérieur, reçoit les gradins, tandis que la partie haute revient vers l'intérieur former la couverture de ces gradins.

Les nervures structurales qui composent l'édifice sont donc en déséquilibre vers l'extérieur au niveau des gradins, et vers l'intérieur, au niveau de la couverture : l'effort de la console et celui du fléau s'annulent l'un l'autre, aboutissant à créer une structure en tension d'une considérable audace (la surface de couverture s'élève à 17000 m², entièrement en porte-à-faux).

Chacune des cinquante consoles qui composent l'anneau du stade, est formée par l'assemblage de voussoirs creux, préfabriqués, en béton armé - définissant au total un voile tubulaire, dont la section est triangulaire ou rectangulaire. Les parois de ces caissons évidés n'ont guère plus de 18 cm d'épaisseur pour un porte-à-faux d'une quarantaine de mètres placé à vingt-cinq mètres de hauteur (la hauteur du montant de la console varie selon les endroits de 24,40 à 34,30 mètres et le porte-à-faux du bras de 32,50 à 50 mètres). Mais c'est surtout la technique d'assemblage qui mérite d'être signalée: le voussoir préfabriqué, pesant une vingtaine de tonnes, est mis en place à l'aide d'une grue (celle-ci, capable de déplacer 25 tonnes avec une flèche de 25 mètres, est d'ailleurs unique en France). Au moment de la pose, le joint entre deux voussoirs est encollé avec une résine synthétique (présentant des caractéristiques identiques à celles du béton, pour obtenir un collage parfait) et l'ensemble est serré grâce à des câbles de précontrainte (qui, coulissant dans des gaines à l'intérieur de la paroi de l'enveloppe, solidarisent immédiatement les deux voussoirs et tiennent en même temps lieu de presse).

Cette technique, qui est déjà connue dans les travaux publics (viaducs de Chillon sur l'autoroute Lausanne-Simplon, et pont d'Oléron), suppose une préfabrication intégrale des éléments et une conduite très stricte du chantier. Au Parc des Princes, la question était d'autant plus délicate, qu'on expérimentait pour la première fois sur deux plans différents cette technique dite «  du voussoir collé à l'avancement » : les voussoirs étaient d'abord superposés dans le plan vertical pour constituer le montant de la console puis alignés en porte-à-faux le long du bras du fléau - le croisement des câbles de précontrainte sur la tête de la console exigeait des soins particuliers.

Conçue sur un rythme hebdomadaire, la préfabrication des pièces de chantier (1800 au total) était assurée sur place par une usine foraine. La pose des voussoirs se faisait par couple de consoles afin d'assurer leur stabilité: les têtes extérieures des consoles étaient immédiatement réunies par un voile courbe de béton, tandis que les extrémités des bras des fléaux étaient associées au moyen d'un voile tubulaire. La solidarisation des éléments de ce voile détermine un anneau intérieur rigide, qui assure la stabilité de l'ensemble - l'anneau extérieur, par contre, est interrompu par des joints de dilatation, donnant de la souplesse à cette vaste structure. La hauteur des consoles est variable: relevées sur le milieu des côtés de la pelouse, elles s'abaissent sur les angles, sans pour autant que la position de l'anneau intérieur de la toiture se modifie. A la courbure du profil des consoles s'ajoute ainsi le tracé sinusoïdal de la couverture, qui augmente sa stabilité. Un autre avantage d'un tel principe est de permettre une évacuation commode des eaux de ruissellement: recueillies sur l'égout intérieur de la toiture (placé dans l'anneau), elles sont rejetées à l'extérieur sur les quatre angles de l'ellipse - le délicat problème des descentes d'eau - pour les toitures inclinées dans le même sens que les gradins (c'est-à-dire vers l'intérieur du stade), est ainsi résolu avec élégance.

Les gradins du stade sont préfabriqués comme les consoles: on les pose à sec sur les supports des consoles, après l'achèvement de celles-ci. Quant aux couvertures, elles sont constituées de poutres en acier reposant sur une lambourde attachée au fléau de la console - cette sorte de plancher, très souple, absorbe les déformations de la structure et elle a en même temps pour avantage d'effectuer les corrections acoustiques nécessaires.

La réalisation du Parc des Princes est une très belle démonstration dans le domaine des techniques de mise en oeuvre. Elle n'est toutefois pas exempte de défauts. La plus grave critique qu'on puisse lui adresser tient à sa mauvaise relation avec le contexte. Certes, le quartier de la Porte de Saint-Cloud, peuplé d'anciens H.B.M. et de constructions scolaires des années trente, n'a rien de très séduisant: et puis le terrain de l'ancien stade du Parc des Princes était exigu, incommode, enfermé dans un losange étroit que traversait obliquement le tunnel du boulevard périphérique. Néanmoins, l'architecte aurait pu chercher à se relier avec les principaux axes de circulation et à créer un élément de continuité entre les frondaisons du bois et le rempart d'immeubles qui leur fait face.

Il a choisi le parti contraire : le stade constitue une forme close, refermée sur elle-même et présentant continuellement son revers à la vue. Les galeries placées sous les gradins, qui sont les éléments d'expansion de l'édifice au dehors de l'arène, ne se prolongent pas vers le sol, elles ne se répandent pas au-dehors. Egalement, il n'existe aucun rapport d'échelle entre l'élévation des immeubles et la hauteur des consoles, si bien que le stade est perçu à l'extérieur comme un mastodonte - mais peut-être n'est-ce là qu'une demi-critique ? Tous les grands édifices monumentaux, depuis la cathédrale de Beauvais jusqu'à. l'Opéra de Paris, sont en rupture complète d’échelle avec leur site...

On accepterait assez bien ce parti pris de monumentalité si la relation de l'édifice avec le réseau de la voirie était cohérente. Mais hélas, c'est tout le contraire qui se passe: la superposition du tracé du boulevard périphérique aux anciens îlots de la « ceinture verte » est absolument invraisemblable; elle aboutit à faire voir le stade du Parc des Princes de biais, sous un angle fuyant où le schéma elliptique de sa forme n'est pas perceptible - le contexte détruit l'édifice.

Voilà d'ailleurs qui n'est pas surprenant : chacun sait que la réalisation du stade du Parc des Princes est une compensation offerte aux Parisiens par les élus de la capitale, après la destruction - pour le passage du périphérique - d'une partie du Jardin Fleuriste de la Ville de Paris et du Bois de Boulogne. La motivation politique manquait de dignité, elle se reflète dans une implantation strictement informe.

Un autre reproche qui pourrait être fait à la réalisation du Parc des Princes tiendrait à son plasticisme excessif: la beauté de la silhouette des consoles, qui était admirable dans le cours des travaux, est masquée par l'existence des voiles courbes liaisonnant leurs têtes. Celles-ci se transforment en autant de pointes agressives dont est hérissée l'enveloppe du stade. Il existe aussi une disproportion, un déséquilibre entre les différents niveaux de l'édifice: les deux étages des galeries sont écrasés dans la partie inférieure sous la montée puissante des gradins et l'arrondi de l'enveloppe. Faut-il vraiment en faire grief à l'architecte ? Le traitement est sans faille, la distinction claire entre les coursives appuyées sur la structure et l'appel du voile courbe que prolonge le porte-à-faux des couvertures. A l'intérieur, l'espace est cohérent, d'une saisissante ampleur. Le malaise perceptible au-dehors pourrait bien avoir valeur symbolique : ce temple de la foule est menaçant, instable.

Ne tenons pas un compte trop excessif, toutefois, des défauts de cet édifice - dont il faut bien dire que c'est le plus remarquable en son genre depuis dix ans (c'est-à-dire depuis les dernières oeuvres de Pier-Luigi Nervi). Rares en effet son les réalisations sportives de quelque intérêt : en France, on ne peut guère citer que la salle omnisports de Saint-Ouen ( Anatole Kopp, 1969, avec René Sarger comme ingénieur) car ni le stade de Metz par Stéphane du Château (1964), ni le Palais des Sports de la Porte de Versailles à Paris (1960) ne ressortissent aux mêmes techniques; quant au Palais des Sports de Grenoble (Nicolas Esquillan, 1968), c'est une oeuvre étonnamment médiocre !

A l’étranger, les exemples ne sont pas moins rares : le stade olympique de Tokyo (Kenzo Tange, 1964) et celui que Günter Behnisch achève un ce moment à Munich pour les jeux de 1972 sont du domaine des structures tendues : les seuls exemples comparables sont donc les stades géants américains tels que le « Coliseum » de Charlotte, en Caroline du Sud, ou l' « Astrostadium » - les moyens mis en œuvre sont démesurés si l'on songe au résultat...

La comparaison avec les stades étrangers souligne l’originalité de la conception du Parc des Princes. Appartenant à la même famille de structures « lourdes » que les stades américains, il s'en distingue totalement par son parti: le problème essentiel d’un stade est en effet de permettre à une très nombreuse assistance de participer visuellement à des jeux de plein air comme le football ou le rugby - et cela sans être incommodé par le soleil ni par la pluie. La protection des intempéries suppose une couverture qui, le plus souvent, prend la forme d’une calotte sphérique: mais dans ce cas, on perd le contact direct avec l'extérieur. La solution américaine a été d'imaginer une énorme couverture formée de secteurs mobiles, pouvant dégager ainsi telle ou telle portion de la périphérie.

Roger Taillibert, par contre, reprenant des précédents célèbres comme celui des tribunes de l’hippodrome de la Zarzuela à Madrid (Eduardo Torroja, 1935), ou mieux encore du Stade Olympique de Caracas (Carlos Raúl Villanueva, 1951), a étendu à la totalité de l’arène le principe de la couverture en porte-à-faux, créant un véritable amphithéâtre dont les gradins sont entièrement protégés tout en laissant la pelouse à ciel ouvert.

Rien en définitive, n’est plus curieux que ce programme de stade, absolument identique dans sa formulation au grand amphithéâtre romain : abstraction faite de la technique de construction, on retrouve les gradins pentus, permettant une vision totale de l’arène, le plan annulaire, les dégagements assurés par des galeries installées sous la pente des gradins, les communications par des vomitoires ou par des volées d'escalier intégrées à la circulation des galeries; il n'est jusqu'à l'antique vélum du Colisée qui n'ait trouvé son équivalent dans la structure légère des couvertures - les mâts auxquels il se suspendait ayant seulement cédé la place aux bras fléaux des consoles en porte-à-faux.

La résurrection de l'amphithéâtre romain donne à réfléchir : quand l'évergète Avéroff faisait restaurer à ses frais le stade antique d'Athènes pour les .Jeux Olympiques du baron de Coubertin, il ne faisait qu'ouvrir la voie à un développement du sport collectif dont notre génération recueille les fruits. Les stades de l'entre deux guerres (exception faite du Stade Olympique de Berlin et des Tribunes de Nuremberg) n’étaient encore que des terrains de plein air, sommairement aménagés, au bord desquels on disposait quelques tribunes. Nous voici maintenant entrés dans l’ère des stades monumentaux, manifestes d’une civilisation collective : espérons que le culte du stade n’aboutira pas, comme dans Byzance, à une nouvelle lutte des « bleus » et des « verts », dégénérant en guerre civile !


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